N°47 LA PLAISANTERIE
de Milan Kundera (1967)
Milan Kundera est très content de figurer dans ce classement : la dernière fois que je l'ai vu au bar du Lutétia, nous avons sablé la Pilsner pour fêter l'événement.
Il y avait de quoi. Sur les 50 écrivains du XXe siècle retenus par notre collège de 6 000 Français, il n'y en a que sept qui soient encore vivants : Umberto Eco, Gabriel Garcia Marquez, Claude Lévi-Strauss, Françoise Sagan, Alexandre Soljenitsyne, Albert Uderzo et Milan Kundera, donc, ce produit d'importation tchèque né en 1929, qui vit à Paris depuis 1975 et s'est fait naturaliser français en 1981.
La Plaisanterie est son premier roman. A l'époque où il le publie, en 1967, sous le régime Novotny, la censure en Tchécoslovaquie se relâche quelque peu. Mais les plaisanteries les plus courtes étant les meilleures, un an après, quand il est traduit en France, les chars russes entrent dans Prague et La Plaisanterie se voit interdite dans son pays d'origine. Du coup, le roman est passé dans le monde entier pour un livre de combat, un pamphlet politique, ce qu'il était, mais pas uniquement.
Il faut relire aujourd'hui La Plaisanterie pour s'apercevoir qu'elle contient déjà en germe toute l'œuvre de Kundera : cet art de mélanger avec virtuosité le roman et la philosophie, la fiction et les idées, la gravité et la frivolité. Kundera fait de la politique avec ses histoires de cul. Certes, le contexte a vieilli, le rideau de fer est tombé, et aujourd'hui l'atmosphère de suspicion permanente des pays communistes constitue la principale plaisanterie du livre. On a du mal à croire que Ludvik, le héros du roman, puisse être condamné à travailler dans les mines pendant six ans à cause d'une simple carte postale sur laquelle il a écrit : « L'optimisme est l'opium du peuple, l'esprit sain pue la connerie ». On a du mal à comprendre que les mots « intellectuel » ou « individualiste » aient pu être considérés dans ces pays-là comme des injures, et l'adultère comme un crime contre le Parti. Au fond, Kundera est un Kafka malgré lui : il raconte les mêmes histoires absurdes et cruelles que son illustre compatriote, sauf que les siennes sont vraiment arrivées. On ricane à l'idée que, quelques années plus tard, le même pays se soit choisi un écrivain, Vaclav Havel, pour Président. Il est vrai qu'aujourd'hui, la révolution ressemble à une mauvaise plaisanterie ; pensez donc : une utopie humaniste qui envoya des millions d'êtres humains au bagne. Peut-être qu'au goulag, les prisonniers s'attendaient à voir débarquer Marcel Béliveau leur annonçant qu'ils étaient filmés à leur insu pour « Surprises sur Prises » !
Les grands romans ne vieillissent pas, contrairement aux idées : Ludvik aime toujours Helena qui est mariée avec Pavel, tandis que les sous-marins russes se contentent de rouiller au fond de l'eau avec, parfois, des matelots dedans, que personne n'entend crier. La Plaisanterie raconte la victoire de l'amour et de l'humour sur l'ennui et le sérieux. A l'époque, dans les pays de l'Est, plaisanter était interdit. Désormais, c'est partout l'inverse sur terre : l'humour est obligatoire; le monde n'est que Plaisanterie permanente. Le livre de Kundera reste d'actualité puisque la vie est devenue une vaste fête sans morale ni pardon. Il est à présent évident que, sans le faire exprès, dès les années 1960, Kundera était le premier romancier de la Fin de l’Histoire :
« Vous pensez que les destructions peuvent être belles ? », dit Kotska dès la page 20. L'horreur qu'il décrivait s'est aujourd'hui inversée. Dans ses romans récents (La Lenteur notamment), Kundera se lance dans la dérision de la dérision. Ironie suprême : à l'époque de La Plaisanterie, le rire était une arme contre le totalitarisme. A présent, c'est le rire qui est totalitaire. Ce qui n'empêchera évidemment pas Kundera de continuer à plaisanter là-dessus.